0

Management du changement : replacer l’humain au coeur de la digitalisation du transport de marchandises.

3 juillet 2023 Yvan Keller

Transport de marchandises et digitalisation ne sont toujours pas bons amis.

Le secteur, notoirement considéré comme une « boîte noire » en termes de données, est en effet plus qu’à la traîne en la matière. Et ce n’est pas faute d’essayer… Si beaucoup d’entreprises sont aujourd’hui convaincues du caractère clé du digital dans la performance du transport de marchandises, le secteur peine à décoller et de nombreux projets d’outillage logiciels se retrouvent malheureusement en échec… Au sein des piliers de succès, le management du changement et surtout, des humains qui vivent le changement, se révèle plus complexe à appréhender qu’il n’y paraîtrait.

Digitalisation du transport : un constat amer.

Les acteurs du transport de marchandises sont aujourd’hui pleinement conscients de la nécessité impérieuse de digitaliser leur activité, autant au niveau opérationnel que stratégique.

Pourtant dans les faits, on remarque peu d’avancées. On peut estimer à 10% la proportion des chargeurs ayant effectivement déployé un TMS en France et en Europe. Lorsqu’on sait que le TMS est considéré comme la base de la digitalisation du métier, c’est alarmant !

Fatalement, fichiers Excel, échanges d’e-mails et coups de téléphone impromptus rythment encore et toujours le quotidien des équipes transport de nombreuses entreprises. Impossible en l’état d’embrasser sereinement les enjeux transport majeurs qui se présentent à elles et qui prennent pourtant de plus en plus d’importance dans les stratégies globales des entreprises.

Le pire, c’est l’échec logiciel. L’entreprise investit (dans tous les sens du terme) dans une solution dont elle ne retire au final aucun ROI, l’investissement dans un outil logiciel qui n’est au final pas ou mal utilisé par les équipes.

On peut identifier deux sources d’échec d’un projet de digitalisation du transport : le choix du logiciel et la conduite du changement. Aujourd’hui, 30% des projets sont en échec en raison d’un outil logiciel qui n’est au final tout simplement pas ou mal, utilisé par les équipes opérationnelles… Quel gâchis !

Pour bien faire les choses, l’entreprise doit se donner tous les moyens de choisir les bons outils logiciels cibles, qui répondront à des besoins bien définis. Et surtout, c’est dans l’évangélisation autour de son usage et de ses bénéfices concrets que réside l’étape clé de réussite, sûrement la plus importante.

L’humain au cœur de la digitalisation.

C’est un processus complexe à gérer pour les entreprises, qui sous-estiment souvent une variable essentielle de la bonne appropriation d’un outil logiciel par leurs équipes : le facteur humain.

Pour réussir l’introduction d’un nouvel outil digital, il faudra pourtant en prendre toute la mesure avant la mise en place, pendant le déploiement et après, lors de la phase d’adoption.

Le contexte : une équipe transport surchargée et peu mature.

Commençons par remettre les choses dans leur contexte. Aujourd’hui, l’équipe transport type d’une entreprise ne présente pas les conditions idéales pour envisager sereinement et facilement l’adoption d’un nouvel outil digital.

De moins en moins dimensionnées, les organisations sont clairement en surrégime. Entre le temps consacré à des tâches « ingrates » et fastidieuses et le rythme éreinté, dû à la vocation de « pompier de service » qui s’impose souvent d’elle-même, les équipes agissent dans l’instant, dans la réaction.

Au sein des équipes, l’expertise transport reste partielle et fragile. Le savoir opérationnel est concentré chez quelques « sachants », quand les capacités organisationnelles et tactiques sont bien souvent absentes. Les équipes sont malheureusement rarement en capacité de travailler efficacement sur des sujets de fond.

Pour parfaire le tableau, rappelons encore que la digitalisation est très limitée sur le secteur… La gestion du transport repose sur des outils inadaptés (bureautique, ERPs…), et les entreprises ont développé une forte dépendance aux transporteurs concernant les données & KPIs dont elles sont pourtant cruellement besoin pour piloter l’activité.

En l’état, dans l’immense majorité des cas, il y a peu de marge de manœuvre pour l’amélioration. Il faut donc partir du principe que l’équipe ne sera pas prête pour un projet de digitalisation. C’est un fait qui précise d’autant plus l’importance du facteur humain, qui sera déterminant dans la manière dont les collaborateurs pourront se saisir du sujet et embrasser la nouveauté.

Comment bien appréhender le facteur humain ?

« Les employeurs doivent changer leur état d’esprit et fournir plus d’outils logiciels, de soutien et d’opportunités pour que les travailleurs puissent les choisir comme un environnement de travail qui rehausse leurs compétences et les aide à rester dans la course. » Cette phrase attribuée à Jonas Prising, Chairman et CEO de Manpower, résume parfaitement l’approche « humaine » du changement.

Avant même d’amorcer ce changement, 3 principes clés sont à garder en tête :

  • L’Homme est au cœur de la digitalisation.
  • La digitalisation est au service de l’Homme.
  • L’intelligence reste avant tout humaine.

On l’aura compris, digitaliser, ce n’est évidemment pas remplacer l’Homme par la machine. Au contraire, c’est renforcer la place de l’Homme dans l’organisation, car la machine ne sera pas capable de gérer intelligemment les exceptions, qui ne manqueront pas, soyons-en sûrs d’émerger au fil de l’activité.

Alors comment replacer l’humain au cœur de la digitalisation ?

a) Voir au delà de la seule équipe transport.

En premier lieu, il faut véritablement désiloter la vision du facteur humain.

Un projet de digitalisation du transport concerne de nombreuses fonctions au sein d’une entreprise. Finance et comptabilité, RG, commerce, service client… Les implications, objectifs et usages d’un outil doivent ainsi être pensés de façon presque « omnisciente » et prendre en compte toutes les personnes qui transitent autour du périmètre transport. On peut penser au commercial ou à l’account manager, qui a besoin, avant un rendez-vous client, de connaître les statuts des livraisons ou le niveau de qualité de service ; Au comptable, qui pourra bénéficier de provisions et d’un contrôle des factures automatisés ; Au responsable RSE qui pourra tirer parti d’une mesure fiable des émissions de GES liées au périmètre du transport…

Tout cela, bien sûr, sans oublier les clients et les transporteurs, qui sont aussi à prendre en compte.

Il est donc indispensable de sensibiliser, en amont comme en aval l’ensemble des parties prenantes. Cela implique d’expliquer à chacune en quoi son quotidien sera transformé (positivement), en quoi ses compétences seront augmentées et en quoi son rôle sera valorisé au sein du service et de l’entreprise. C’est ce qui permettra à l’équipe de se projeter positivement et d’appréhender de façon sereine la transition du « as is » vers le « to be ».

b) Passer du « as is » au « to be ».

Et ce n’est pas si simple à intégrer. Le changement n’est jamais aisé en entreprise. Pourtant, tenter de calquer l’existant sur de nouveaux outils logiciels ouvre la voie à la comparaison (le fameux « c’était mieux avant »), et elle est malheureusement souvent perdante face aux habitudes qui rythment depuis parfois plusieurs années le quotidien des collaborateurs.

Pour dépasser ce phénomène bien naturel, il est indispensable d’imaginer, dès le début du projet, la façon dont l’entreprise souhaite travailler demain, et de sensibiliser aux futurs usages qui seront rendus possibles avec ce nouvel asset.

Mais il ne faut pas s’arrêter à une simple vision. L’idée du « to be », c’est de définir clairement des process cibles concrets, en ce qui concerne notamment le traitement et l’utilisation de l’information. Quelles seront les parties prenantes ? Quel sera le rôle de chacun ? Ces process cibles seront décisifs dans le choix des solutions logicielles, car ils sont, lorsqu’ils sont bien établis, le reflet exact des attentes des collaborateurs.

c) Bien définir l’équipe transport cible.

On le rappelle, l’implémentation d’un outil digital n’a pas pour objectif de réduire la masse salariale. Il sera même nécessaire d’identifier, voire de recruter lorsque c’est nécessaire, des key users. Ces profils qualifiés, formés solidement aux outils auront pour mission principale de faciliter leur adoption au sein de l’équipe, et surtout, de les faire vivre sur le long terme. Leur rôle est capital car ils sont les moteurs d’une évangélisation interne qui est indispensable tout au long du déploiement, et après !

Quelques bonnes pratiques autour du change management.

Tentons de résumer un peu les bonnes pratiques en termes de gestion du changement. En gardant en tête notre motto : human first.

Être au clair sur les objectifs du projet.

Autant faire les choses bien dès le départ. Dès l’annonce de la démarche d’acquisition d’un outil logiciel.

Rappelons encore les basiques : il ne faut surtout pas digitaliser en espérant réduire sa masse salariale. Ce serait aller au-devant de grandes déconvenues…

Nous l’avons vu, des bases digitales peu saines conduisent les exploitants du transport à exécuter presque 100% des actions de façon manuelle. L’outil, qui va prendre en charge un certain nombre de ces actions, peut bien naturellement être perçu comme une menace au sein de l’équipe. Des personnes qui avaient l’impression d’être utiles, voire indispensables, à l’activité se voient ainsi « privées » des tâches fastidieuses et rébarbatives qui conditionnaient leur position au sein de l’entreprise.

C’est un changement conséquent pour les équipes, qui peut être compliqué à appréhender. Le message doit être clair : l’outil ne leur enlève pas leur travail, il leur permet de réorienter leur expertise. La digitalisation doit valoriser le savoir-faire des équipes.

Tout l’apport d’un outil digital, c’est justement de soulager les équipes de toutes les tâches qui, grâce à la technologie, peuvent se passer d’une intervention humaine. Il va donc avoir pour objet de traiter les actions récurrentes, qui ne nécessitent pas d’arbitrage ou qui ne comportent aucune valeur ajoutée. On parle ici principalement du travail de la donnée, qui reste associé, particulièrement dans le secteur du transport de marchandises, à une complexité certaine que les entreprises ont, encore aujourd’hui, du mal à dépasser. Collecte, normalisation, enrichissement, restitution… En bout de chaîne, c’est bien l’humain qui va gérer les exceptions et analyser les performances.

L’outil permet donc au final aux entreprises d’évoluer d’un mode réactif vers un mode préventif, voire proactif. Il autorise les collaborateurs à se concentrer sur les réponses à apporter aux vraies questions du transport et à capitaliser sur des données fiables pour prendre les décisions les plus éclairées. Pilotage, négociation, analyse, optimisation, innovation, réseautage : ils peuvent enfin se réapproprier le cœur de leur métier.

Ne nous mentons pas, l’arrivée d’un outil vient forcément bousculer les habitudes et certains profils devront être réorientés. Le profil des exploitants va changer et des embauches, nous l’avons vu avec les key users, seront parfois nécessaires.

Marteler les principes fondamentaux.

Pour s’assurer de l’adhésion à la démarche et de l’utilisation effective de l’outil choisi, il sera nécessaire de, y compris via la répétition ! On passe du 100% production au transport par exception et ce n’est pas rien.

Il faut parvenir à faire intégrer la « perte de contrôle » sur les tâches récurrentes, à bien gérer cette rupture dans les habitudes des collaborateurs. La clé, c’est surtout de bien communiquer autour des possibilités ouvertes grâce au temps gagné.

Saupoudrer un peu de dirigisme.

L’adoption d’une nouvelle organisation digitale conduit forcément à se détacher de la précédente. Nous l’avons dit, les habitudes sont tenaces, et il n’est pas si simple de parvenir à les faire évoluer. Dans cet effort, il est tout bonnement conseillé de réduire de façon progressive les possibilités de contourner les nouveaux process.

Cela implique l’abandon pur et simple des outils les plus datés et la limitation des possibilités offertes par les outils qui restent indispensables mais non souhaitables. À l’heure des plateformes collaboratives et des notifications en temps réel, l’exemple du téléphone est parlant. Il faudra désormais le cantonner aux urgences et aux enjeux de bonne relation humaine, qui restent évidemment clés.

Aider les collaborateurs à s’approprier leurs nouveaux rôles.

En cela, les key users sont les réels pivots de l’évangélisation, ils participent à promouvoir les bienfaits du projet et à valoriser le rôle des équipes. Ils sont réellement, avec les leaders et l’intégrateur, déterminants dans la réussite. Grâce à leur connaissance pointue du logiciel, ils peuvent aider au paramétrage, participer au test et assister le déploiement. Souvent organisés en binôme, de façon à toujours pouvoir être présent, ils vont former les exploitants et assurer la maintenance de l’outil et de ses règles de gestion. Ils participeront pleinement à aider les membres de l’équipe à s’approprier l’outil et les possibilités qu’il leur offre :

  • Planification, simulation : se concentrer sur les erreurs et utiliser leur savoir-faire pour corriger.
  • Pilotage et analyse : utiliser le temps libéré pour identifier des anomalies récurrentes qui préfigurent de problèmes de fond et les leviers d’optimisation (coûts, qualité, empreinte carbone).

Le facteur humain est décisif, en amont comme en aval de tout projet de digitalisation.

Lorsque l’on tord ses habitudes, l’être humain est bien naturellement réfractaire. Pour mettre toutes les chances de leur côté, les entreprises doivent faire face à ce constat et déployer les mesures qui sauront instaurer et entretenir les conditions propices au bon déroulement des projets digitaux.

Elles ne doivent pas non plus être refroidies par l’éventuelle baisse de la performance associée au transport lors de la phase de déploiement et d’adoption de l’outil logiciel. C’est un temps d’adaptation normal et nécessaire pour la bonne continuité de l’activité.