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Maritime : renégociations, appels d’offres ; c’est le moment (mais pas n’importe comment) !

7 décembre 2022 Gilles Tranchant

Après plus d’un an d’une situation intenable pour les chargeurs, entre des tarifs exceptionnellement hauts et une qualité de service fortement dégradée, les équilibres bougent de nouveau sur le front du maritime.

Cette détente va-t-elle se poursuivre ? A quoi s’attendre ? Et surtout, en tant que chargeur, que faire et à quelle échéance ?

Pour répondre à ces questions, Gilles Tranchant, expert Overseas chez bp2r.

Vers un retour à la normale tarifaire sur le fret maritime ?
Et sur la qualité de service ?
Quelle est la situation pour l’aérien ?
A quoi s’attendre pour 2023 ?
Quelles actions les chargeurs doivent-ils mener ?

Q. On voit que les taux du fret maritime sont en baisse rapide depuis quelques mois. Faut-il s’attendre à un retour à la normale tarifaire ?

Gilles Tranchant : Effectivement on assiste à un brusque écroulement des taux spots du fait de la baisse de la demande, qui s’explique elle-même par un phénomène de surstock bien identifié. Mais il faut nuancer cela à plusieurs égards. Premièrement, pour les principales lignes en provenance d’Asie par exemple, ces taux restent significativement supérieurs (environ 30%) à leur valeur précovid. Dès lors, qu’appelle-t-on « retour à la normale » ? Il faut clarifier. Était-il « normal » que les compagnies maritimes ne fassent pas de profit, car telle était souvent la situation précovid ?

A cet égard ne s’agirait pas de raisonner toutes choses égales par ailleurs : les compagnies ne vont pas rester sans réagir. Elles ont lourdement investi leurs bénéfices en acquisitions et diverses anticipations réglementaires et, par ailleurs, se sont habituées à dégager du profit. Ces dernières semaines, le taux de blank sailings était de 14% mais le phénomène s’accélère sur cette fin d’année. Par exemple, sur les flux Asie-Amérique du Nord, elles ont très agressivement réduit la capacité, et la diminution des taux spots semble enrayée. Historiquement plus attentistes sur les flux Asie-Europe, elles devraient également réagir rapidement, si ce n’est déjà fait. Sur le transatlantique, les compagnies n’ont jamais souhaité réinjecter de la capacité, donc les tarifs restent hauts.

Il faut prévoir je pense un plateau dès le 1er trimestre 2023 avec pas mal d’incertitude pour la suite : réglementations IMO, demande, capacité, marché carbone, tensions sociales en Chine et en Corée du Sud comme aux Etats-Unis… Par ailleurs, les niveaux de coûts par conteneurs pour les compagnies maritimes sont aujourd’hui environ 50% plus élevés qu’avant la pandémie… La tendance pourrait se renverser de nouveau, méfiance !

En revanche, ces baisses concernent en tout cas les tarifs spots, qui sont désormais en net décalage avec les contrats long-terme signés avec les compagnies maritimes. Ces contrats comportent des engagements de volume et donc il est difficile pour les chargeurs de passer directement sur du spot. C’est donc le moment pour lancer un appel d’offres sur le maritime afin de bénéficier de la conjoncture ! Mais la fenêtre d’opportunité est peut-être étroite…

Q. Si la situation tarifaire se normalise, qu’en est-il de la qualité de service ?

G.T. : Sur ce front, les choses se sont aussi un peu améliorées (52% de délais respectés en octobre contre entre 30 et 40% entre 2021 et 2022) mais la situation reste tout de même fragile. La multiplication des blank sailings renforce les tensions sur le service. Côté congestions portuaires, les choses se sont calmées mais il ne faut pas se faire d’illusions : les raisons derrière ce mieux sont purement conjoncturelles ! La demande est en berne mais la grogne sociale est forte en Europe avec une forte inflation qui n’est pas compensée par les salaires. La politique du zéro covid menace toujours en Chine. Bref là encore, méfiance !

Q. Et pour l’aérien ? Quelle est la situation ?

G.T. : Là aussi, les tarifs s’érodent du fait d’une demande en berne (-11% en septembre 2022 en glissement annuel). La reprise des vols passagers a aussi largement contribué à détendre la situation – on rappelle qu’une grande partie du fret aérien circule dans les soutes des vols réguliers.

Mais là encore, la situation reste assez précaire car les chargeurs ont pris l’habitude de recourir à l’aérien, à la fois de façon structurelle et comme réflexe à des tensions capacitaires sur le maritime. Et on sait qu’entre les actions des compagnies maritimes sur la capacité, l’épuisement progressif des stocks des chargeurs et une possible reprise de la croissance courant 2023, la situation pourrait se tendre de nouveau sur le maritime. Cela pourrait donc entraîner un report sur l’aérien et, donc, des tensions supplémentaires. La demande de fret aérien devrait par ailleurs structurellement croître jusqu’à un doublement d’ici 2041 d’après les dernières prévisions de Boeing.

Enfin, les transitaires ont lourdement investi dans l’affrètement d’avions dédiés pour sécuriser la capacité. C’est également le cas pour les compagnies maritimes qui ont créé des filiales aériennes (CMA CGM, Maersk, MSC…). Là encore, ils n’accepteront pas des baisses de tarifs trop importante et ont un certain pouvoir de négociation avec cette capacité verrouillée sur laquelle ils peuvent jouer.

Q. Donc le retour à la sérénité pour les chargeurs, ce n’est pas pour tout de suite ? A quoi s’attendre pour 2023 ?

G.T. : Et non : pour résumer ce que je viens de dire, certains acteurs ont pris leurs habitudes et n’accepteront pas un retour à la situation précovid de manière durable. On peut dire que les chargeurs ont perdu une partie de leur pouvoir. Pour 2023, deux phénomènes assez certains pour l’instant : les compagnies maritimes vont continuer à réduire la capacité disponible dans une course à l’échalote avec une demande en ralentissement. De leur côté, les chargeurs vont – et doivent – renégocier leurs contrats et lancer de nouveaux appels d’offres. Derrière, énormément d’incertitudes. Quand la demande va-t-elle repartir ? A quel rythme ? Comment les compagnies maritimes réagiront à ce moment-là ?

Donc autant dire que je suis un peu inquiet et ce pour deux raisons. D’une part, j’observe qu’une bonne part des chargeurs ayant commencé à engager des démarches d’achat, renégociation ou appel d’offres, semblent s’attendre à ce que tout se passe comme avant. Autrement dit, ils veulent négocier des réductions tarifaires, ce qui est tout à fait légitime vu la conjoncture, mais sans aucune contrepartie. Aucun engagement sur les volumes, aucune prévision fiable… Les compagnies ne l’accepteront pas et celles qui le feront débrancheront ces contrats à la première occasion. Et ça se paiera cher.

Encore plus préoccupant, j’observe un relâchement sur les efforts organisationnels menés pendant la période d’explosion tarifaire. Beaucoup a été fait, contraint et forcé et souvent dans l’urgence, en matière de digitalisation, de fiabilisation de la donnée, de qualité des prévisions etc… Mais ces initiatives prennent du temps et sont encore à approfondir et, dans cette conjoncture favorable, j’observe que beaucoup de chargeurs restent au milieu du gué.

Et au-delà de la petite danse entre offre et demande pour 2023, il y a d’autres points d’interrogation à plus long terme. Quel va être l’impact de l’intégration future du fret maritime au marché carbone européen ? On parle de 400 dollars par conteneur en moyenne, qui vont probablement être entièrement répercutés au chargeur. Il y aura aussi des stratégies d’évitement avec des ruptures de charge supplémentaires afin de ne pas faire naviguer les navires ayant parcouru une longue distance dans l’UE. Elles auront un impact sur la qualité de service et le transit time. Et bien sûr il y a les réglementations IMO en approche sur la partie pollution. 

Q. Que doivent faire les chargeurs alors ?

G.T. : Profiter du contexte pour renégocier bien sûr, mais le faire de façon réaliste en offrant des garanties. Les compagnies maritimes se protègent désormais avec des mécanismes qui n’existaient pas avant le covid, par exemple un ajustement tarifaire en fonction des volumes chargés et de l’écart vis-à-vis du théorique. 
Il faut en tirer les bonnes conclusions et particulièrement soigner ses prévisions. Il y a de fortes implications en termes de digitalisation, de réflexion organisationnelle, de make-or-buy pour une partie des tâches et compétences… Il ne faut pas abandonner les sujets de fond parce que le vent a tourné ! Il tournera de nouveau, et probablement assez rapidement.

Il faut se préparer, comme ce qu’on observe sur le transport routier depuis 2017, à une constante incertitude et à un rapport de force structurellement moins favorable pour les chargeurs, cela dans un contexte réglementaire qui va devenir de plus en plus contraignant. Cela implique de travailler sur soi pour mieux prévoir, de gagner en agilité et de ne pas seulement se concentrer sur le levier rapport de force.


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